Pages
▼
dimanche 28 novembre 2010
Le Démon de la perversité, par Edgar Allan Poe
Le Démon de la perversité, par Edgar Allan Poe, 1850, traduction Charles Baudelaire.
Les illustrations sont de Siegfried Zademack.
(Publié d'abord dans le numéro de Juillet 1845 du Graham's Lady's And Gentleman's Magazine, ce texte a ensuite été publié de nouveau, dans une version légèrement révisée, dans divers recueils de poèmes les années suivantes. Poe commence à être connu en France peu avant sa mort. Le jeune Baudelaire le découvre en 1847, et entreprend immédiatement la traduction de son oeuvre. Les premières Histoires Extraordinaires sont publiées à Paris dix ans plus tard.)
Dans l’examen des facultés et des penchants, — des mobiles primordiaux de l’âme humaine, — les phrénologistes ont oublié de faire une part à une tendance qui, bien qu’existant visiblement comme sentiment primitif, radical, irréductible, a été également omise par tous les moralistes qui les ont précédés. Dans la parfaite infatuation de notre raison, nous l’avons tous omise. Nous avons permis que son existence échappât à notre vue, uniquement par manque de croyance, — de foi, — que ce soit la foi dans la Révélation ou la foi dans la Cabale. L’idée ne nous en est jamais venue, simplement à cause de sa qualité surérogatoire. Nous n’avons pas senti le besoin de constater cette impulsion, — cette tendance. Nous ne pouvions pas en concevoir la nécessité. Nous ne pouvions pas saisir la notion de ce primum mobile, et, quand même elle se serait introduite de force en nous, nous n’aurions jamais pu comprendre quel rôle il jouait dans l’économie des choses humaines, temporelles ou éternelles. Il est impossible de nier que la phrénologie et une bonne partie des sciences métaphysiques ont été brassées a priori. L’homme de la métaphysique ou de la logique, bien plutôt que l’homme de l’intelligence et de l’observation, prétend concevoir les desseins de Dieu, — lui dicter des plans. Ayant ainsi approfondi à sa pleine satisfaction les intentions de Jéhovah, d’après ces dites intentions, il a bâti ses innombrables et capricieux systèmes. En matière de phrénologie, par exemple, nous avons d’abord établi, assez naturellement d’ailleurs, qu’il était dans les desseins de la Divinité que l’homme mangeât. Puis nous avons assigné à l’homme un organe d’alimentivité, et cet organe est le fouet avec lequel Dieu contraint l’homme à manger, bon gré, mal gré. En second lieu, ayant décidé que c’était la volonté de Dieu que l’homme continuât son espèce, nous avons découvert tout de suite un organe d’amativité. Et ainsi ceux de la combativité, de l’idéalité, de la causalité, de la constructivité, — bref, tout organe représentant un penchant, un sentiment moral ou une faculté de la pure intelligence. Et dans cet emménagement des principes de l’action humaine, des Spurzheimistes, à tort ou à raison, en partie ou en totalité, n’ont fait que suivre, en principe, les traces de leurs devanciers ; déduisant et établissant chaque chose d’après la destinée préconçue de l’homme et prenant pour base les intentions de son Créateur.
Il eût été plus sage, il eût été plus sûr de baser notre classification (puisqu’il nous faut absolument classifier) sur les actes que l’homme accomplit habituellement et ceux qu’il accomplit occasionnellement, toujours occasionnellement, plutôt que sur l’hypothèse que c’est la Divinité elle-même qui les lui fait accomplir. Si nous ne pouvons pas comprendre Dieu dans ses œuvres visibles, comment donc le comprendrions-nous dans ses inconcevables pensées, qui appellent ces œuvres à la Vie ? Si nous ne pouvons le concevoir dans ses créatures objectives, comment le concevrons-nous dans ses modes inconditionnels et dans ses phases de création ? L’induction a posteriori aurait conduit la phrénologie à admettre comme principe primitif et inné de l’action humaine un je ne sais quoi paradoxal, que nous nommerons perversité, faute d’un terme plus caractéristique. Dans le sens que j’y attache, c’est, en réalité, un mobile sans motif, un motif non motivé. Sous son influence, nous agissons sans but intelligible ; ou, si cela apparaît comme une contradiction dans les termes, nous pouvons modifier la proposition jusqu’à dire que, sous son influence, nous agissons par la raison que nous ne le devrions pas. En théorie, il ne peut pas y avoir de raison plus déraisonnable ; mais, en fait, il n’y en a pas de plus forte. Pour certains esprits, dans de certaines conditions, elle devient absolument irrésistible. Ma vie n’est pas une chose plus certaine pour moi que cette proposition : la certitude du péché ou de l’erreur inclus dans un acte quelconque est souvent l’unique force invincible qui nous pousse, et seule nous pousse à son accomplissement. Et cette tendance accablante à faire le mal pour l’amour du mal n’admettra aucune analyse, aucune résolution en éléments ultérieurs. C’est un mouvement radical, primitif, — élémentaire. On dira, je m’y attends, que, si nous persistons dans certains actes parce que nous sentons que nous ne devrions pas y persister, notre conduite n’est qu’une modification de celle qui dérive ordinairement de la combativité phrénologique. Mais un simple coup d’œil suffira pour découvrir la fausseté de cette idée. La combativité phrénologique a pour cause d’existence la nécessité de la défense personnelle. Elle est notre sauvegarde contre l’injustice. Son principe regarde notre bien-être ; et ainsi, en même temps qu’elle se développe, nous sentons s’exalter en nous le désir du bien-être. Il suivrait de là que le désir du bien-être devrait être simultanément excité avec tout principe qui ne serait qu’une modification de la combativité ; mais, dans le cas de ce je ne sais quoi que je définis perversité, non seulement le désir du bien-être n’est pas éveillé, mais encore apparaît un sentiment singulièrement contradictoire.
Tout homme, en faisant appel à son propre cœur, trouvera, après tout, la meilleure réponse au sophisme dont il s’agit. Quiconque consultera loyalement et interrogera soigneusement son âme, n’osera pas nier l’absolue radicalité du penchant en question. Il n’est pas moins caractérisé qu’incompréhensible. Il n’existe pas d’homme, par exemple, qui à un certain moment n’ait été dévoré d’un ardent désir de torturer son auditeur par des circonlocutions. Celui qui parle sait bien qu’il déplaît ; il a la meilleure intention de plaire ; il est habituellement bref, précis et clair ; le langage le plus laconique et le plus lumineux s’agite et se débat sur sa langue ; ce n’est qu’avec peine qu’il se contraint lui-même à lui refuser le passage, il redoute et conjure la mauvaise humeur de celui auquel il s’adresse. Cependant, cette pensée le frappe, que par certaines incises et parenthèses il pourrait engendrer cette colère. Cette simple pensée suffit. Le mouvement devient une velléité, la velléité se grossit en désir, le désir se change en un besoin irrésistible, et le besoin se satisfait, — au profond regret et à la mortification du parleur, et au mépris de toutes les conséquences.
Nous avons devant nous une tâche qu’il nous faut accomplir rapidement. Nous savons que tarder, c’est notre ruine. La plus importante crise de notre vie réclame avec la voix impérative d’une trompette l’action et l’énergie immédiates. Nous brûlons, nous sommes consumés de l’impatience de nous mettre à l’ouvrage ; l’avant-goût d’un glorieux résultat met toute notre âme en feu. Il faut, il faut que cette besogne soit attaquée aujourd’hui, — et cependant nous la renvoyons à demain ; — et pourquoi ? Il n’y a pas d’explication, si ce n’est que nous sentons que cela est pervers ; — servons-nous du mot sans comprendre le principe. Demain arrive, et en même temps une plus impatiente anxiété de faire notre devoir ; mais avec ce surcroît d’anxiété arrive aussi un désir ardent, anonyme, de différer encore, — désir positivement terrible, parce que sa nature est impénétrable. Plus le temps fuit, plus ce désir gagne de force. Il n’y a plus qu’une heure pour l’action, cette heure est à nous. Nous tremblons par la violence du conflit qui s’agite en nous, — de la bataille entre le positif et l’indéfini, entre la substance et l’ombre. Mais, si la lutte en est venue à ce point, c’est l’ombre qui l’emporte, — nous nous débattons en vain. L’horloge sonne, et c’est le glas de notre bonheur. C’est en même temps pour l’ombre qui nous a si longtemps terrorisés le chant réveille-matin, la diane du coq victorieuse des fantômes. Elle s’envole, — elle disparaît, — nous sommes libres. La vieille énergie revient. Nous travaillerons maintenant. Hélas ! il est trop tard.
Nous sommes sur le bord d’un précipice. Nous regardons dans l’abîme, — nous éprouvons du malaise et du vertige. Notre premier mouvement est de reculer devant le danger. Inexplicablement nous restons. Peu à peu notre malaise, notre vertige, notre horreur se confondent dans un sentiment nuageux et indéfinissable. Graduellement, insensiblement, ce nuage prend une forme, comme la vapeur de la bouteille d’où s’élevait le génie des Mille et une Nuits. Mais de notre nuage, sur le bord du précipice, s’élève, de plus en plus palpable, une forme mille fois plus terrible qu’aucun génie, qu’aucun démon des fables ; et cependant ce n’est qu’une pensée, mais une pensée effroyable, une pensée qui glace la moelle même de nos os, et les pénètre des féroces délices de son horreur. C’est simplement cette idée : Quelles seraient nos sensations durant le parcours d’une chute faite d’une telle hauteur ? Et cette chute, — cet anéantissement foudroyant, — par la simple raison qu’ils impliquent la plus affreuse, la plus odieuse de toutes les plus affreuses et de toutes les plus odieuses images de mort et de souffrance qui se soient jamais présentées à notre imagination, — par cette simple raison, nous les désirons alors plus ardemment. Et parce que notre jugement nous éloigne violemment du bord, à cause de cela même, nous nous en rapprochons plus impétueusement. Il n’est pas dans la nature de passion plus diaboliquement impatiente que celle d’un homme qui, frissonnant sur l’arête d’un précipice, rêve de s’y jeter. Se permettre, essayer de penser un instant seulement, c’est être inévitablement perdu ; car la réflexion nous commande de nous en abstenir, et c’est à cause de cela même, dis-je, que nous ne le pouvons pas. S’il n’y a pas là un bras ami pour nous arrêter, ou si nous sommes incapables d’un soudain effort pour nous rejeter loin de l’abîme, nous nous élançons, nous sommes anéantis.
Examinons ces actions et d’autres analogues, nous trouverons qu’elles résultent uniquement de l’esprit de perversité. Nous les perpétrons simplement à cause que nous sentons que nous ne le devrions pas. En deçà ou au-delà, il n’y a pas de principe intelligible ; et nous pourrions, en vérité, considérer cette perversité comme une instigation directe de l’Archidémon, s’il n’était pas reconnu que parfois elle sert à l’accomplissement du bien. Si je vous en ai dit aussi long, c’était pour répondre en quelque sorte à votre question, — pour vous expliquer pourquoi je suis ici, — pour avoir à vous montrer un semblant de cause quelconque qui motive ces fers que je porte et cette cellule de condamné que j’habite. Si je n’avais pas été si prolixe, ou vous ne m’auriez pas du tout compris, ou, comme la foule, vous m’auriez cru fou. Maintenant vous percevrez facilement que je suis une des victimes innombrables du Démon de la Perversité.
Il est impossible qu’une action ait jamais été manigancée avec une plus parfaite délibération. Pendant des semaines, pendant des mois, je méditai sur les moyens d’assassinat. Je rejetai mille plans, parce que l’accomplissement de chacun impliquait une chance de révélation. À la longue, lisant un jour quelques mémoires français, je trouvai l’histoire d’une maladie presque mortelle qui arriva à madame Pilau, par le fait d’une chandelle accidentellement empoisonnée. L’idée frappa soudainement mon imagination. Je savais que ma victime avait l’habitude de lire dans son lit. Je savais aussi que sa chambre était petite et mal aérée. Mais je n’ai pas besoin de vous fatiguer de détails oiseux. Je ne vous raconterai pas les ruses faciles à l’aide desquelles je substituai, dans le bougeoir de sa chambre à coucher, une bougie de ma composition à celle que j’y trouvai. Le matin, on trouva l’homme mort dans son lit, et le verdict du coroner fut : Mort par la visitation de Dieu 1 .
J’héritai de sa fortune, et tout alla pour le mieux pendant plusieurs années. L’idée d’une révélation n’entra pas une seule fois dans ma cervelle. Quant aux restes de la fatale bougie, je les avais moi-même anéantis. Je n’avais pas laissé l’ombre d’un fil qui pût servir à me convaincre ou même me faire soupçonner du crime. On ne saurait concevoir quel magnifique sentiment de satisfaction s’élevait dans mon sein quand je réfléchissais sur mon absolue sécurité. Pendant une très longue période de temps, je m’accoutumai à me délecter dans ce sentiment. Il me donnait un plus réel plaisir que tous les bénéfices purement matériels résultant de mon crime. Mais à la longue arriva une époque à partir de laquelle le sentiment de plaisir se transforma, par une gradation presque imperceptible, en une pensée qui me harassait. Elle me harassait parce qu’elle me hantait. À peine pouvais-je m’en délivrer pour un instant. C’est une chose tout à fait ordinaire que d’avoir les oreilles fatiguées, ou plutôt la mémoire obsédée par une espèce de tintouin, par le refrain d’une chanson vulgaire ou par quelques lambeaux insignifiants d’opéra. Et la torture ne sera pas moindre, si la chanson est bonne en elle-même ou si l’air d’opéra est estimable. C’est ainsi qu’à la fin je me surprenais sans cesse rêvant à ma sécurité, et répétant cette phrase à voix basse : Je suis sauvé ! Un jour, tout en flânant dans les rues, je me surpris moi-même à murmurer, presque à haute voix, ces syllabes accoutumées. Dans un accès de pétulance, je les exprimais sous cette forme nouvelle : Je suis sauvé, — je suis sauvé ; — oui, — pourvu que je ne sois pas assez sot pour confesser moi-même mon cas !
À peine avais-je prononcé ces paroles, que je sentis un froid de glace filtrer jusqu’à mon cœur. J’avais acquis quelque expérience de ces accès de perversité (dont je n’ai pas sans peine expliqué la singulière nature), et je me rappelais fort bien que dans aucun cas je n’avais su résister à ces victorieuses attaques. Et maintenant cette suggestion fortuite, venant de moi-même, — que je pourrais bien être assez sot pour confesser le meurtre dont je m’étais rendu coupable, — me confrontait comme l’ombre même de celui que j’avais assassiné, — et m’appelait vers la mort.
D’abord, je fis un effort pour secouer ce cauchemar de mon âme. Je marchai vigoureusement, — plus vite, — toujours plus vite ; — à la longue je courus. J’éprouvais un désir enivrant de crier de toute ma force. Chaque flot successif de ma pensée m’accablait d’une nouvelle terreur ; car, hélas ! je comprenais bien, trop bien, que penser, dans ma situation, c’était me perdre. J’accélérai encore ma course. Je bondissais comme un fou à travers les rues encombrées de monde. À la longue, la populace prit l’alarme et courut après moi. Je sentis alors la consommation de ma destinée. Si j’avais pu m’arracher la langue, je l’eusse fait ; — mais une voix rude résonna dans mes oreilles, — une main plus rude encore m’empoigna par l’épaule. Je me retournai, j’ouvris la bouche pour aspirer. Pendant un moment, j’éprouvai toutes les angoisses de la suffocation ; je devins aveugle, sourd, ivre : et alors quelque démon invisible, pensai-je, me frappa dans le dos avec sa large main. Le secret si longtemps emprisonné s’élança de mon âme. On dit que je parlai, que je m’énonçai trè s distinctement, mais avec une énergie marquée et une ardente précipitation, comme si je craignais d’être interrompu avant d’avoir achevé les phrases brèves, mais grosses d’importance, qui me livraient au bourreau et à l’enfer. Ayant relaté tout ce qui était nécessaire pour la pleine conviction de la justice, je tombai terrassé, évanoui.
Mais pourquoi en dirais-je plus ? Aujourd’hui je porte ces chaînes, et suis ici ! Demain, je serai libre ! — mais où ?