Pages

jeudi 7 octobre 2010

Ars Moriendi ou l'art de mourir

C’est le théologien français Jean-Charlier de Gerson qui, en 1408, proposa l’expression ars moriendi et en donna la définition dans son Opusculum tripertitum de praeceptis decalogii, de confessione et de arte moriendi. (probablement écrit à Constance). Il témoignait ainsi d’un nouveau souci du clergé pour les malades et les mourants ainsi que pour le sens à donner à la mort, à travers les cérémonies. Peu après, Johannes Nider obéit à la même préoccupation avec Nobilissimus liber de arte moriendi. L’ouvrage de Gerson était abondamment illustré de bois, illustration considérée comme un des chefs-d’œuvre de l’art graphique flamand, qu’on a pu attribuer à Roger van de Weyden.

Et surtout, le livre de Gerson a inspiré , dès le début du XVe siècle, deux petits ouvrages de piété, publiés anonymement mais qui obtinrent une grande diffusion et suscitèrent des traductions dans toute l’Europe jusqu’en 1538 : un Ars moriendi et un Tractatus artis bene moriendi. Une des traductions françaises fut attribuée à Guillaume Tardif. Dans ces deux textes, les auteurs relient l’art de bien mourir à un art de bien vivre, en fonction de la mort et du salut dans l’au-delà : on y reconnaît les thes ascétiques traditionnels. Ils eurent une réputation d’efficacité encore plus grande vers le milieu du XVe siècle, lorsqu’ils se présentèrent sous formes de tabellaires illustrés de xylographies (impressions produites par des planches gravées en relief).
L’Ars moriendi (dont l’édition princeps illustrée date de 1450 et a été publiée à Londres en 1881 par W. H. Rylands), présente à travers le texte et la gravure située en regard, la situation du mourant comme un drame durant lequel Satan et un ange se disputent son âme, l’un lui offrant des « tentations » et l’autre de « bonnes inspirations ». Le texte mêle à ces aspects des réflexions extraites des Evangiles, des citations des pères de l’Eglise, d’Augustin et de Gerson lui-même.
Gerson influença davantage encore le Tractatus… d’abord attribué à plusieurs auteurs du XVe siècle, mais selon le chercheur autrichien du XXe siècle, Rainer Rudolf, probablement attribuable au seul Nikolaus von Dinkelsbühl, professeur de théologie de l’Université de Vienne. Ce traité est, quant à lui, divisé en six parties : louange de la mort ; connaissance de la mort ; les cinq tentations à l’heure de la mort ; questions que l’on doit poser aux malades ; avertissement pour l’heure de la bataille contre la mort ; la prière des morts. Les troisie, quatrie et cinquie parties sont particulièrement inspirées de Gerson. Les cinq tentations du mourant sont : le doute, le remords, l’attachement aux biens de ce monde, le désespoir devant la souffrance, et l’orgueil. Le Tractatus s’adresse à tous, mais également aux ecclésiastiques. Il perdit de son influence lorsque Erasme bouleversa cette vision cruelle et ascétique de la vie et de la mort, en présentant celle-ci comme seulement le dernier moment de la vie chrétienne.
Au cours des XVIe et XVIIe siècles, l’ouvrage de Gerson lui-même a été traduit ou plutôt adapté en allemand, en anglais, en italien et en néerlandais. Au fur et à mesure toutefois, le nombre de gravures sur bois diminua.

Le Miroir de la bonne mort (1683) du Français G. de la Vigne, avec des illustrations baroques de Romeyn de Hooghe et l’Ars bene et christianae moriendi (av. 1688) du dominicain flamand K. Myleman (de Bruges) prolongent la tradition des artes moriendi. Et toujours au XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, les artes moriendi ont plus ou moins survécu dans des exhortationes aux malades et aux mourants.


Une Charogne par Charles Baudelaire

Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux:
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague
Ou s'élançait en pétillant
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.


Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion!

Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Apres les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés!
Ars moriendi par Joel-Peter Witkin