jeudi 10 mai 2012

Entre désespoir et fantasmagorie par le Comte de Lautréamont et Alejandro D'Marco



Les illustrations ont été réalisées par l'argentin Alejandro D'Marco
Le site de l'artiste : http://09alex.deviantart.com/




Extrait de : "Les Chants de Maldoror, Chant premier (1868)", par le Comte de Lautréamont.

MALDOROR. – Il croit que creuser une fosse est un travail sérieux ! Tu crois que creuser une fosse est un travail sérieux !

LE FOSSOYEUR. – Lorsque le sauvage pélican se résout à donner sa poitrine à dévorer à ses petits, n'ayant pour témoin que celui qui sut créer un pareil amour, afin de faire honte aux hommes, quoique le sacrifice soit grand, cet acte se comprend. Lorsqu'un jeune homme voit dans les bras de son ami une femme qu'il idolâtrait, il se met alors à fumer un cigare ; il ne sort pas de la maison, et se noue d'une amitié indissoluble avec la douleur ; cet acte se comprend. Quand un élève interne dans un lycée est gouverné pendant des années, qui sont des siècles, du matin jusqu'au soir et du soir jusqu'au lendemain, par un paria de la civilisation qui a constamment les yeux sur lui, il sent les flots tumultueux d'une haine vivace monter, comme une épaisse fumée, à son cerveau, qui lui paraît près d'éclater. Depuis le moment où on l'a jeté dans la prison jusqu'à celui qui s'approche où il en sortira, une fièvre intense lui jaunit la face, rapproche ses sourcils et lui creuse les yeux. La nuit il réfléchit, parce qu'il ne veut pas dormir. Le jour sa pensée s'élance au-dessus des murailles de la demeure de l'abrutissement, jusqu'au moment où il s'échappe ou qu'on le rejette comme un pestiféré de ce cloître éternel ; cet acte se comprend. Creuser une fosse dépasse souvent les forces de la nature. Comment veux-tu, étranger, que la pioche remue cette terre, qui d'abord nous nourrit, et puis nous donne un lit commode préservé du vent de l'hiver soufflant avec furie dans ces froides contrées, quand celui qui tient la pioche de ses tremblantes mains, après avoir toute la journée palpé convulsivement les joues des anciens vivants qui rentrent dans son royaume, voit, le soir, devant lui, écrit en lettres de flammes, sur chaque croix de bois, l'énoncé du problème effrayant que l'humanité n'a pas encore résolu : la mortalité ou l'immortalité de l'âme. Le créateur de l'univers, je lui ai toujours conservé mon amour ; mais si, après la mort, nous ne devons plus exister, pourquoi vois-je la plupart des nuits chaque tombe s'ouvrir et leurs habitants soulever doucement les couvercles de plomb pour aller respirer l'air frais ?