mardi 28 septembre 2010

Ténèbres par Albert SAMAIN



Ténèbres par Albert SAMAIN
Les heures de la nuit sont lentes et funèbres.
Frère, ne trembles-tu jamais en écoutant,
Comme un bruit sourd de mer lointaine qu’on entend,
La respiration tragique des ténèbres ?

Les heures de la nuit sont filles de la peur ;
Leur souffle fait mourir l’âme humble des veilleuses,
Cependant que leurs mains froides et violeuses,
S’allongent sous les draps pour saisir notre coeur.

... Une âme étrangement dans les choses tressaille,
Murmure ou craquement, qu’on ne définit point.
Tout dort ; on n’entend plus, même de loin en loin,
Quelque pas décroissant le long de la muraille.

Pâle, j’écoute au bord du silence béant.
La nuit autour de moi, muette et sépulcrale,
S’ouvre comme une haute et sombre cathédrale
Où le bruit de mes pas fait sonner du néant.

J’écoute, et la sueur coule à ma tempe blême,
Car dans l’ombre une main spectrale m’a tendu
Un funèbre miroir où je vois, confondu,
Monter vers moi du fond mon image elle-même.

Et peu à peu j’éprouve à me dévisager
Comme une inexprimable et poignante souffrance,
Tant je me sens lointain, tant ma propre apparence
Me semble en cet instant celle d’un étranger.

Ma vie est là pourtant, très exacte et très vraie,
Harnais quotidien, sonnailles de grelots,
Comédie et roman, faux rires, faux sanglots,
Et cette herbe des sens folle, comme l’ivraie...

Et tout s’avère alors si piteux et si vain,
Tant de mensonge éclate au rôle que j’accepte,
Que le dégoût me prend d’être ce pître inepte
Et de recommencer la parade demain !

Les heures de la nuit sont lentes et funèbres.
L’angoisse comme un drap mouillé colle à ma chair ;
Et ma pensée, ainsi qu’un vaisseau sous l’éclair,
Roule, désemparée, au large des ténèbres.

De mortelles vapeurs assiègent mon cerveau...
Une vieille en cheveux qui rôde dans des tombes
Ricane en égorgeant lentement des colombes ;
Et sa main de squelette agrippe mon manteau...

Cloué par un couteau, mon coeur bat, mon sang coule...
Et c’est un tribunal au fond d’un souterrain,
Où trois juges, devant une table d’airain,
Siègent, portant chacun une rouge cagoule.

Et mon âme à genoux, devant leur trinité,
Râle, en claquant des dents, ses hontes, sa misère.
Et leur voix n’a plus rien des pitiés de la terre,
Et les trous de leurs yeux sont pleins d’éternité.

... Mais soudain, dans la nuit d’hiver profonde encore,
Tout mon coeur d’un espoir immense a frissonné,
Car voici qu’argentine, une cloche a sonné,
Par trois coups espacés, la messe de l’aurore.