Etrange que cette légende sur un vieux grimoire que beaucoup auraient possédés, livre vivant de dimension énorme, qui semait la terreur en son temps.
Anatole Le Braz raconte au sujet de ce grimoire :
"L'Agrippa est un livre énorme. Placé debout, il a la hauteur d'un homme. Les feuilles en sont rouges, les caractères en sont noirs. Pour qu'il ait son efficacité, il faut qu'il ait été signé par le diable.
Tant qu'on n'a pas à le consulter, on doit le maintenir fermé à l'aide d'un gros cadenas. C'est un livre dangereux. Aussi ne faut-il pas le laisser à portée de la main. On le suspend au moyen d'une chaîne, à la plus haute poutre d'une pièce réservée. Il est nécessaire que cette poutre ne soit pas droite, mais tordue".
L'Agrippa n'est pas un livre comme les autres. Il est vivant, et répugne à se laisser consulter. Pour lui arracher ses secrets, il faut se mesurer à lui et le dresser, comme on le ferait d'une bête fauve : "Tant qu'on ne l'a pas dompté, on n'y voit que du rouge. Les caractères noirs ne se montrent que lorsqu'on les y a contraints, en rossant le livre, comme un cheval rétif. On est obligé de se battre avec lui, et la lutte dure parfois des heures entières. On en sort baigné de sueur.
L'homme qui possède l'Agrippa ne peut plus s'en défaire sans le secours du prêtre, et seulement à l'article de la mort"
Primitivement, seuls les prêtres avaient le droit de posséder un exemplaire de l'Agrippa. Chacun d'eux avait le sien qui apparaissait le lendemain de leur ordination à leur réveil sur leur table de nuit, sans qu'ils sachent d'où il leur venait ni qui le leur avait apporté.Pendant la révolution française, de nombreux ecclésiastiques émigrèrent, et leurs Agrippa furent dispersés. Ainsi s'explique la présence dans certaines fermes du "livre étrange".
Le clergé sait combien il a été détourné d'agrippas, et quels sont les profanes qui les détiennent. Un ancien recteur de Penvénan disait :
- Il y a dans ma paroisse deux agrippas qui ne sont pas où ils devraient être. Le prêtre ne fait mine de rien, tant que le détenteur est en vie; mais lorsque, aux approches de la mort, il est appelé à son chevet, après avoir entendu la confession du moribond, il lui parle en ces termes :
- Jean ou Pierre, ou Jacques, vous aurez un poids bien lourd à porter par-delà le tombeau, si vous ne vous en êtes débarrassé dans ce monde.
Il n'est pas nécessaire d'être prêtre pour savoir quand un homme qui n'est pas du métier possède un agrippa.
L'homme qui possède un agrippa sent une odeur particulière. Il sent le soufre et la fumée, parce qu'il a commerce avec le diable. C'est pourquoi l'on s'écarte de lui.
Puis, il ne marche pas comme tout le monde. Il hésite dans chaque pas qu'il fait, de crainte de piétiner une âme.
Loizo-goz, de Penvénan, en avait un qui l'embarrassait fort ; il n'eût pas demandé mieux que de le passer à quelque autre. Il le proposa à un cultivateur de Plouguiel qui l'accepta.
Une nuit, on entendit dans tout le pays un vacarme épouvantable. C'était Loizo-goz qui conduisait l'agrippa à Plouguiel en le tirant par sa chaîne.
Au retour, Loizo-goz chantait gaiement. Il se sentait un poids de moins sur le coeur. Mais, à peine rentré chez lui, toute sa joie tomba. L'agrippa était déjà revenu occuper son ancienne place.
A quelques temps de là, Loizo-goz fit un grand feu d'ajonc et y jeta le mauvais livre. Mais les flammes, au lieu de dévorer l'agrippa, s'en écartaient.
- Puisque le feu n'y peut rien, essayons de l'eau! se dit Loizo-goz. Il traîna le livre à la grève de Buguélès, monta dans une barque, gagna le large, et lança à la mer l'agrippa auquel il avait eu soin d'attacher plusieurs grosses pierres, afin de le faire descendre jusqu'au fond de l'abîme et de l'y maintenir.
- Là, pensa-t-il, cette fois au moins, nous voilà séparés pour jamais. Il se trompait.
Comme il s'en revenait par la grève, il entendit derrière lui un bruit de chaîne dans les galets. C'était l'agrippa qui achevait de se débarrasser des grosses pierres. Loizo-goz le vit passer à côté de lui, rapide comme une flèche. Au logis, il le retrouva, suspendu à la poutre accoutumée. La couverture, les feuillets étaient secs. Il semblait que l'eau de la mer ne les eût même pas touchés.
Loizo-goz dut se résigner à garder son agrippa.
(Conté par Baptiste Geffroy, dit Javré. - Penvénan, 1886.)
Toutefois, le possesseur illégitime d'un Agrippa se reconnaît à certains signes sûrs : il émane de lui une odeur particulière, faite de soufre et de fumée, et il marche en hésitant à chaque pas qu'il fait, de crainte de piétiner une âme. Il ne peut plus jamais se défaire du livre maudit, à moins d'appeler à son secours un prêtre assermenté, et cela uniquement lorsqu'il se trouve à l'article de la mort. C'est à ce moment-là que les hommes d'Eglise, appelés au chevet du défunt, lui accordent l'extrême-onction en échange du livre interdit.
La promesse du paradis - et surtout l'assurance qu'il n'ira pas en enfer - suffit à convaincre le moribond, qui envoie quelqu'un des siens détacher l'Agrippa : "L'Agrippa, détaché, cherche à faire des siennes. Il mène un sabbat à travers toute la ferme. Mais le prêtre l'exorcise et le fait tenir tranquille. Puis il commande aux personnes qui sont là d'aller quérir un fagot d'ajonc. Il y met le feu lui-même. L'Agrippa est bientôt réduit en cendres. Le prêtre recueille alors cette cendre, l'enferme dans un sachet, et passe le sachet au cou du moribond, en disant :"Que ceci vous soit léger!"
Claude Seignolle affirme de son côté que les pages des grimoires sont colorées d'un pourpre si violent qu'on ne peut les contempler longtemps sans se brûler les yeux. Le profane ne peut toutefois y distinguer aucun signe, et cela afin que les secrets du diable ne soient pas révélés au tout-venant : "Il est bien connu que si tu n'es pas toi-même sorcier, il faut te garder de lire ces livres car plus tu les lis, plus tu désires en savoir, tant et si bien que finalement tu ne peux te retenir de jeter le mal ; là est un grand risque : si tu as le sang plus faible que ta victime, le sort se retourne contre toi et tu l'attrapes de plein fouet".
L'Agrippa est sensé contenir les noms de tous les diables et enseigne le moyen de les évoquer.
On peut savoir, grâce à lui, si tel défunt est damné.
Le prêtre qui vient de célébrer un enterrement va aussitôt consulter son Agrippa.
A l'appel de leurs noms, tous les démons accourent. Le prêtre les interroge un à un.
- As-tu pris l'âme d'un tel?
Si tous répondent ; Non, c'est que l'âme est sauvée.
Pour les congédier, le prêtre les appelle de nouveau par leurs noms, mais en commençant par le nom du diable qui est arrivé le dernier, et ainsi de suite.
Il est également connu que le diable ne tolère la présence de grimoires sur terre qu'en nombre limité, et finit toujours à plus ou moins longue échéance par venir reprendre son bien, avec, par la même occasion, l'âme du possesseur de grimoire. L'inquisiteur Giraldo fait ainsi dire au Cornu : "Je tords le cou à ceux qui, lisant dans un grimoire sans le savoir, me font venir et ne me donnent rien. Mais je m'en retourne paisiblement d'avec ceux qui me donnent une savate, un cheveu ou une paille...."
Les illustrations de cet article sont de Zdzislaw Beksinski.